Regard international sur la crise sanitaire : Interview de Louise Aronson

Le Dr Louise Aronson est l’une des gériatres les plus reconnues des USA. Elle est la fondatrice de la pratique d’optimisation du vieillissement au Centre de médecine intégrative de l’UCSF San Francisco, où elle s’occupe des personnes âgées. Elle a publié de nombreux ouvrages dont le dernier Elderhood qui a reçu le prix Pulitzer.

Quelles leçons avez-vous tiré de la crise en ce qui concerne la situation des personnes âgées ?

Après l’apparition du COVID-19, les données sur les décès, d’abord en Chine puis en Italie, ont montré que le risque de mourir de la COVID-19 augmentait de façon spectaculaire à chaque décennie au-delà de 60 ans, et que la maladie était particulièrement mortelle pour les personnes âgées de 80 ans et plus. Ce que nous n’avons pas pleinement évalué au début, c’est que les mesures prises pour protéger les personnes seraient au moins aussi néfastes que le virus lui-même.

Les organisations qui travaillent avec et pour les personnes âgées se sont adaptées, les voisins ont frappé aux portes pour offrir leur aide, les jeunes se sont porté volontaires, mais pour chacun de ces actes de solidarité, il y en a eu des dizaines d’autres qui ont montré, ouvertement ou indirectement, que les vies des personnes âgées comptaient moins ou pas du tout.

Dans tous les pays, on a vu des abandons ou des arrêts de soutiens essentiels, avec des conséquences directes : des personnes âgées laissées à l’agonie dans des centres de soin,  d’autres incapables d’obtenir de la nourriture ou d’autres services nécessaires se présentant dans les services d’urgence dans des états de famine, des suicides en nombre supérieur à la norme, des rapports faisant état de personnes âgées droguées ou physiquement attachées pour faciliter les soins ou les rendre plus conformes aux mesures de sécurité qu’elles ne pouvaient comprendre en raison de la démence ou d’autres maladies.

D’autres préjudices étaient indirects : des ordonnances de mise à l’abri pendant des mois visant à protéger les personnes âgées en raison de leur vulnérabilité qui finissaient par leur nuire et les tuer d’autres façons : par la solitude et l’isolement social ; par le déconditionnement physique entraînant des chutes et une augmentation des besoins de soins non satisfaits ; par la détérioration cognitive même chez les personnes ne souffrant pas de troubles cognitifs, et un déclin très fort pour ceux souffrant de démences, en particulier chez les personnes ayant peu de liens sociaux parce que la plupart de leurs amis sont décédés ou en raison d’une faible culture numérique.

Aux États-Unis, nous avons assisté à nombre de commentaires et de discussions publiques, notamment :

« Vous pouvez me traiter de tueur de grand-mère. Je ne sacrifie pas ma maison, la nourriture sur la table, tous nos médecins et dentistes, toutes les formes de plaisir… » (Bethany Mandel sur twitter, 6 mai 2020)

« Comment un confinement ciblé  des personnes âgées peut aider les États-Unis à rouvrir… » (magazine TIME du 22 mai 2020)

« La discrimination fondée sur l’âge est-elle acceptable ? (Project Syndicate, 10 juin 2020)

« C’est un bon moment pour éviter les personnes âgées… » (Vice-président Pence, 28 juin 2020)

Dans un pays après l’autre, les politiques, les réponses et les priorités données ont révélé des perceptions erronées selon lesquelles toutes les personnes âgées sont de toute façon sur le point de mourir et surtout qu’elles ne sont généralement pas importantes et certainement moins importantes que d’autres groupes. En Belgique, les hôpitaux ont refusé de recevoir les résidents d’Ephad malades. Ni la France ni les États-Unis n’exigeaient la déclaration des décès dans les Ephad au plus fort de la crise. L’ancien ministre ukrainien de la santé a déclaré que les plus de 65 ans étaient déjà des « cadavres ».

Ces événements et ces réactions nous en disent long sur la façon dont la vieillesse est perçue et traitée. Le plus troublant est peut-être le fait qu’aucune des choses apprises durant cette crise n’est nouvelle ou non documentée. À l’époque de la pandémie Covid-19, elles sont simplement  plus flagrantes, plus publiques, plus intenses.

Voici quelques réalités sur la situation des personnes âgées, où qu’elles vivent :

Elles sont accusées d’être un fardeau alors qu’en fait

  • Beaucoup ont besoin et/ou souhaitent avoir un travail rémunéré mais ne sont pas embauchées en raison de leur âge ;
  • Beaucoup font un travail non rémunéré essentiel au fonctionnement de nos familles, de nos communautés et de nos pays, qu’il s’agisse de s’occuper d’enfants ou d’autres personnes âgées, de faire du bénévolat… ;
  • Une des plus grandes limites à la contribution des personnes âgées n’est pas leur volonté ou leur capacité de le faire, mais la fausse supposition de leur inutilité. Le fait d’avoir des difficultés dans un domaine ne signifie pas qu’une personne ne peut pas apporter sa contribution dans un autre.
  • Pendant la crise sanitaire, l’accent a été mis presque exclusivement sur la prévention de la mort, avec très peu d’attention accordée à la préservation et à l’amélioration des vies ou à la reconnaissance des moyens par lesquels les personnes âgées pourraient s’aider elles-mêmes et aider leur communauté.

La négativité associée aux besoins liés à la fragilité est à la fois discriminatoire et contre-productive :

  • Nous sommes tous des fardeaux à différents stades de notre vie, et ce dès la naissance ;
  • Nous allons tous soit mourir soudainement, soit devenir frêles et avoir besoin d’aide. Lorsque nous traitons avec mépris ceux qui sont dans cette période de la vie, nous nous exposons, ainsi que tous les autres, à être traités avec mépris et dénigrés à notre tour ;
  • Comme l’a dit ma collègue, la gériatre américaine Joanne Lynne : « Nous sommes tous des personnes âgées en formation », mais malgré cela la réponse au covid prend une approche paternaliste à l’égard des personnes âgées ;
  • Les responsables du gouvernement, de la santé publique et de la gestion des crises en savent si peu sur les personnes âgées qu’ils prennent des décisions fondées non pas sur des faits ou des données scientifiques, mais sur leurs propres préjugés liés à l’âge.

L’âgisme est si répandu que, contrairement à la plupart des préjugés, les attitudes négatives à l’égard de la vieillesse sont le fait des personnes âgées comme des jeunes

  • Certaines personnes âgées sortent sans masque pour prouver qu’elles ne sont pas « vieilles », ce qu’elles associent à être frêles ou atteintes de troubles cognitifs. L’utilisation par les médias du langage de la vieillesse renforce cette généralisation.
  • L’âgisme intériorisé conduit à des maladies et des décès prématurés. Il est possible d’y remédier mais personne n’insiste sur ce point qui peut être un levier pour rendre les gens plus sains et plus heureux.
  • En raison de l’âgisme intériorisé et de la crainte de faire valoir leur différence, les personnes âgées ne se sont pas mobilisées contre les inégalités liées à la « covidéité » comme l’ont fait d’autres groupes à haut risque – aux États-Unis, les Noirs et les Latino-Américains.

La plupart des gens considèrent la vieillesse comme un état de handicap plutôt que comme une phase fondamentale de la vie qui dure des décennies.

  • De nombreuses opinions négatives sur la vieillesse sont fondées sur l’idée que la vieillesse est un état singulier, comme si nous ne savions pas tous que 65 ans est différent de 85 ans, qui est différent de 105 ans, tout comme 2 est différent de 12 et 22 est différent de 52 ;
  • Tant que nous ne reconnaîtrons pas les sous-étapes de la vieillesse comme nous le faisons déjà pour l’enfance et l’âge adulte, nous imposerons des limites artificielles à la vie des personnes âgées, y compris à notre moi actuel ou futur, et nous nuirons à la vie, aux familles et à l’économie ;
  • Même les organismes de services aux personnes âgées ont tendance à favoriser ce que nous appelons la « dépendance acquise » plutôt que d’aider les personnes âgées à faire des adaptations qui leur permettraient de se prendre en charge et d’accroître leur indépendance et leur capacité d’action ;
  • Les politiques COVID qui se concentrent uniquement sur l’âge plutôt que sur l’état de santé renforcent cette notion erronée et diffèrent des politiques pour les enfants qui reconnaissent les différences de risque biologique et social entre les jeunes enfants et les adolescents dans l’enfance et celles qui mettent l’accent sur l’association du risque « covidien » chez les adultes avec les maladies chroniques.

 Pensez-vous que cette crise va permettre à la société en général et aux individus de changer le regard qu’ils portent sur la vieillesse ?

D’une certaine manière, la crise a renforcé les perceptions les plus néfastes et généralement inexactes de la vieillesse. La plupart des décès ayant eu lieu dans des Ehpad, les gens ont le sentiment, malgré les nombreuses preuves du contraire dans la vie quotidienne, que toutes les personnes âgées vivent dans des maisons de retraite. En fait, aux États-Unis, seulement 1 à 3 % des personnes âgées vivent dans des Ehpad et un pourcentage tout aussi faible vit dans des résidences services ou autres hébergements collectifs. Les grandes vérités font de mauvais titres et des histoires ennuyeuses : la grande majorité des personnes âgées  vivent simplement leur vie de la même manière restreinte que ceux qui sont encore plus jeunes.

Le risque de mortalité n’est pas seulement lié à l’âge. Mais aussi au fait d’être malade, d’être frêle et d’être vieux. Bien sûr, la vieillesse augmente les chances d’une personne d’avoir des maladies ou de manquer de réserves physiologiques, ce qui fait que toutes les courbes de mortalité s’accentuent à 50 ans et continuent de s’accentuer à 60, 70, 80 ans et au-delà.

Il est vrai que si vous regardez les taux de mortalité, vous verrez qu’ils sont de loin les plus élevés chez les personnes de plus de 80 ans, et que les taux les plus élevés sont de 15 à 20 %. Mais cela signifie que la grande majorité des personnes les plus âgées, au moins 4 sur 5, survivent. Et c’est probablement une sous-estimation puisque nous savons que les personnes âgées en maison de retraite – qui sont les plus fragiles – comme les jeunes sont souvent asymptomatiques.

Nous devons aussi raconter cette histoire : oui, il y a un risque accru, mais ne voir que ce risque accru, c’est ne voir que 15 à 20 % de l’histoire. À l’école, ce n’est pas une note de passage. Dans les statistiques, ce n’est pas une donnée valable. Nous pouvons tous contribuer à une meilleure vieillesse en racontant toute l’histoire, en aidant les gens à voir à la fois la tragédie des 15-20 % et la diversité et les opportunités des 80-85 %. À l’heure actuelle, les gens se penchent sur la vieillesse et constatent la vulnérabilité, la mort, les restrictions accrues. Il n’y a rien d’attrayant dans tout cela. Le risque est donc que le changement de perception de la vieillesse soit de plus en plus marqué négativement. Ce serait un désastre pour chacun d’entre nous en tant qu’individu vieillissant et pour nos sociétés vieillissantes.

L’un des moyens que j’utilise pour changer le regard sur la vieillesse est de parler des personnalités publiques qui sont âgées. Oui, les personnes âgées meurent en grand nombre. A 80 ans, une personne peut-être une vieille femme frêle dans une maison de retraite ou la femme la plus puissante d’Amérique, la présidente du congrès américain, Nancy Pelosi. Il est important de souligner constamment l’énorme éventail de la vieillesse. De rappeler aux gens que la plupart des personnes âgées vivent à la maison, que beaucoup travaillent contre rémunération ou dans leur foyer, leur famille et leur communauté, et surtout de les interpeller sur le préjugé le plus courant de tous : l’idée que lorsqu’une personne est considérée comme compétente, elle n’est généralement pas considérée comme vieille, même si elle est indéniablement vieille selon toutes les normes biologiques ou sociales.

 Avez-vous un message d’après-crise à faire passer ?

La sécurité n’est pas tout. D’autant plus lorsque nous entrons dans les dernières décennies et années de notre vie, d’autres choses – le but, le sens de la vie, la famille, l’autonomie– prennent plus d’importance. Pour beaucoup, la qualité de chaque jour compte au moins autant que le fait de vivre une longue vie. Lorsque je travaille avec des patients et des familles, l’une des plus grandes sources de tension survient lorsque les enfants adultes veulent faire passer la sécurité de leurs parents avant tout, alors que le parent pense que son indépendance et son plaisir de vivre sont bien plus importants.

La plupart des gouvernements et des organisations ont réagi à la pandémie en ne pensant qu’à la sécurité. Pour la plupart des gens, une vie en sécurité, seule, sans but ni contact avec les autres, ne vaut pas la peine d’être vécue. Les adultes ont également des restrictions, mais nous avons beaucoup plus de choix que les personnes âgées dans la plupart des pays. C’est injuste et inutile, et cela reflète un manque d’imagination. Si, par exemple, les personnes âgées étaient prioritaires, après les travailleurs essentiels, pour les masques N-95, elles pourraient sortir beaucoup plus en sécurité. Si nous donnions la priorité aux établissements de soins pour personnes âgées et aux organisations de services pour les tests, nous pourrions étouffer les foyers épidémiques dans l’œuf ; aux États-Unis, cela n’est pas possible, bien que nos joueurs de football,  stars et politiciens d’Hollywood puissent se faire tester quotidiennement. Nous devons mettre nos ressources là où nous revendiquons nos valeurs : dans nos familles, nos enfants et nos aînés. La vie comporte trois phases principales : l’enfance, l’âge adulte et la vieillesse. Les plus chanceux d’entre nous vivront des décennies riches de sens à chaque phase.

 

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